Narrow se positionne comme un court métrage audacieux de 7 minutes 43 secondes qui conjugue technologie numérique et sensibilité artistique. Réalisé par l’équipe de Benoît Bonhomme, Lazare Breuillot, Max Cyrille, Tess Obradovic et Luka Ovejero, le film offre une immersion inoubliable dans les méandres du deuil, du passage à l’âge adulte et des relations familiales conflicutuelles. Au cœur de cette aventure, Lucie, interprétée par la voix mystérieuse de Lou Bulthé-Maingard, navigue entre ombre et lumière, guidée par une musique signée Appleheart. L’ensemble des choix stylistiques et narratifs rend hommage à l’atmosphère singulière des œuvres de David Lynch et propose une expérimentation technique résolument contemporaine.

A la recherche des souvenirs
Dans le court-métrage, on découvre Lucie, une jeune femme d’une vingtaine d’années, confrontée au vide laissé par la disparition de son père. Bien qu’habituée à la solitude – conséquence d’un père absorbé par ses recherches sur les démons – Lucie est soudainement envahie par une introspection amplifiée par l’absence. Lucie vit-elle réellement ces moments ou bien est-ce une simple hallucination ? La narration se situe dans un univers onirique où la chambre familiale se transforme en un théâtre de l’âme : une porte mystérieuse apparaît, incitant la protagoniste à explorer les recoins inavoués de son deuil. À travers des couloirs sombres et des pièces oppressantes, le film interroge le fragile équilibre entre le ressentiment, la frustration et la tristesse qui jalonnent le processus d’acceptation de la perte.
« Elle entre dans une partie mystérieuse de la maison, découvre tout un pan inconnu dans un espace au préalable pourtant familier. La mort change le regard qu’elle porte sur son quotidien et lui donne la force d’affronter ses peurs pour finalement s’en libérer et en faire le deuil.« , décrivent les réalisateurs.
L’atmosphère contemplative aux accents horrifiques a servi de point de départ au style graphique souhaité par les étudiants. Lucie est un personnage principal isolé, flottant dans des espaces dans lesquels « les obliques la pointent, comme pour la désigner, elle se sent à la fois seule et observée« . Certains plans suggèrent une présence qui épie ses moindres faits et gestes. En résulte, les symboles – les yeux omniprésents rappelant le regard étouffant du père, la tempête représentant le tourbillon émotionnel, et enfin la scène du combat – sculptent une métaphore de la prise d’indépendance et du travail intérieur de la protagoniste.
L’alchimie du pixel et de la matière
Le dispositif technique de Narrow reste fidèle à une démarche visant l’efficacité sans sacrifier l’émotion. L’équipe a opté pour un rendu numérique à l’aide de logiciels reconnus tels que Photoshop, Toon Boom StoryboardPro et After Effects. Le choix d’un rendu s’inspirant des productions des années 2000, avec l’utilisation du lasso polygonal, confère aux décors une esthétique anguleuse et agressive, évoquant les perspectives éclatées caractéristiques de l’expressionnisme allemand – à l’image des chefs-d’œuvre du Cabinet du Docteur Caligari.
« Quatre couleurs dominent le film d’animation, le bleu et le rouge symbolisent l’expression des émotions de Lucie, de la tristesse à la colère, deux couleurs qui tentent chacune de prendre le pas sur l’autre. Elles sont néanmoins dominées la plupart du temps par le violet ou le vert, les deux couleurs du père : la première représente la partie d’Abel que Lucie aimait, les bons souvenirs qu’elle a de lui, le réconfort qu’elle peut chercher chez lui (le violet est un mélange des deux couleurs qui représentent Lucie) et le vert représente son aspect plus toxique, maladif, son obsession pour les démons qui l’a poussé à négliger sa fille. », explique l’équipe de réalisation.
Tandis que pour introduire des éléments organiques, l’équipe a élaboré sa propre banque de textures issues d’un kit d’impression à la linogravure, intégrant des éléments du quotidien aussi surprenants qu’inattendus : l’intérieur d’une canette de soda ou de brique de lait ou la texture d’un mur. Cette approche minutieuse crée un contraste entre le numérique et les matériaux artisanaux, enrichissant ainsi l’expérience visuelle.
Entre rigueur technique et émotion brute
Narrow se distingue par sa capacité à associer une aventure humaine et fantastique. La métamorphose de Lucie à travers un périple émotionnel est accentué par le soin apporté à l’animation. Pour garantir une fluidité et une netteté inégalées, l’équipe a relevé un défi de taille : doubler le tracé des lignes de chaque animation et appliquer manuellement une touche de couleur spécifique en décalant légèrement les calques à partir de la scène du corridor. Cette séquence représente alors une rupture graphique : traits tremblants, textures marquées, perspective désaxée dans l’inspiration des films expressionnistes allemands. Selon les réalisateurs, l’objectif était de » créer une sensation de malaise, de refléter les émotions et conflits intérieurs de Lucie« . Les étudiants ont également utilisé Toon Boom Harmony et plus spécifiquement la brush texturée afin de varier l’apparence du court-métrage. Au-delà de l’engagement technique, Narrow est un récit sur la confrontation des peurs et la réconciliation avec le passé. Le film se conclut sur une note d’espoir, invitant le spectateur à faire face à ses émotions.
Narrow s’impose ainsi comme une œuvre rare qui réunit l’art de l’animation, la profondeur d’un drame psychologique et l’audace d’une expérimentation esthétique. Le film incarne la quête de sens au cœur du deuil, une invitation à affronter son passé pour se retrouver, le tout porté par une maîtrise technique exceptionnelle et une sensibilité narrative.